De l’autisme de Kanner aux « troubles graves de la subjectivation »
Lorsqu’on a à faire à la « folie infantile », il y a une prégnance de ce qui aurait dû se constituer et qu’on ne trouve pas ; viennent s’ajouter l’absence de décompensation et l’absence de délire.
Il s’agit d’éviter les obstacles d’une double ségrégation : d’une part, celle du discours de la science et des TCC, qui « œuvrent dans le sens du consentement majeur des enfants mais réduisant au minimum leur implication au travail » [1]. D’autre part, on est confronté à l’auto ségrégation de ces enfants - diagnostiqués comme autistes ou psychotiques [2] - diagnostics qui s’emploient laborieusement à « mésestimer l’impact de la langue et ses conséquences » [3]. Puisque la structure ne peut pas se concevoir « sans décision » nous constatons chez eux une « insondable décision de l’être » de ne pas céder au signifiant, maintenir l’Autre à distance, et faire de la langue, une langue morte [4].
Comment articuler une intervention auprès de ces enfants qui nous laissent hors du champ d’intervention, sans redoubler cette ségrégation [5], en espérant – à notre tour - les faire rentrer dans la « norme » ?
Le dispositif support que je souhaite vous présenter à travers l’étude d’un cas, répond à cette question. Il est construit à partir de repères lacaniens, tels que le concept de sujet divisé et les trois temps logiques de l’assertion de certitude anticipée [6]. Il a été conçu par Marita Manzotti, analyste du Champ Freudien, à Buenos Aires (Argentine), il y a dix-sept ans. Elle a créé une Fondation (Hacer lugar) pour se consacrer à la recherche et au traitement de ce qu’elle préfère considérer – avec d’autres - à partir du versant des « Troubles graves de la subjectivation ».
Cette convention nosographique a pour but de contourner le signifiant de la science « autisme et psychose infantile », qui prône soit la thèse du déficit (l’autisme est un handicap cognitif, neurologique, etc) soit celle de la défense (l’autisme comme une défense aux carences de l’environnement (Bettelheim), soit une réaction à une hyper stimulation (Mottron, Michelle Dawson) due à une conformation néo-neurologique.
Avec Lacan, notamment son enseignement à partir des années 70, on peut penser la position de la folie autrement que par un déficit. La thèse structurale implique une articulation particulière des trois registres, imaginaire, symbolique et réel, et des « solutions » que l’enfant a mis en place pour se « débrouiller » avec l’Autre. Elle fait état d’« une insondable décision de l’être [7] » d’un sujet qui ne consent pas entièrement à se laisser affecter par le trauma de lalangue. Il en résulte un refus de l’aliénation à l’Autre, et une « altération dans la fonction de corporisation [8]. » Nous n’avons pas à faire ici à un corps pulsionnel, du fait de sa décision de ne pas se laisser mordre par le signifiant [9], rendant caduque l’extraction de l’objet a, et l’accès à une logique phallique. En effet, le corps dans l’autisme et la psychose infantile, est un corps non troué, qui ne fait passymptôme, qui ne se corporise donc pas. Un excès de jouissance se manifeste dans toute la phénoménologie corporelle, ce qui permet de penser la continuité de trois registres. Du fait du rejet radical que le sujet opère autour du registre symbolique, l’opération de délocalisation de la jouissance reste en suspens, en tant que le registre imaginaire en résulte désarticulé [10].
J. C. Maleval [11] attire notre attention sur leur difficulté d’énonciation, en déduisant qu’il faut s’adresser à eux sans mettre en évidence leur position de sujet, et nous rappelle au passage la manière dont J. Lacan, dans sa Conférence sur le symptôme à Genève, les qualifie : « Que vous ayez de la peine à entendre, à donner sa portée à ce qu’ils disent, n’empêche pas que ce sont des personnages plutôt verbeux [12]». «Il y en a pour qui dire quelques mots, ce n’est pas facile. On appelle ça l’autisme. C’est vite dit. Ce n’est pas du tout forcément ça. C’est simplement des gens pour qui le poids des mots est très sérieux et qui ne sont pourtant pas facilement disposés à en prendre à leur aise avec ces mots [13] ».
Ils sont donc dans le langage, mais ne s’en approprient pas les codes. Ce qui les situe hors discours, et pour beaucoup, hors de tout lien social. Ils évitent ainsi toute position d’énonciation. Nous faisons l’hypothèse que l’indétermination subjective qui en résulte est le fruit d’un effort constant pour nous éviter, et suppose un véritable calcul d’un sujet mis au travail.
Du reste, la seule interprétation signifiante n’a pas d’incidence réelle sur ces enfants. Ce qui mène à la question capitale sur les modalités d’intervention auprès d’eux, qui puisse avoir une quelconque résonance dans leurs corps. C’est bien sûr, du domaine de l’invention, mais cela exige aussi de restituer leur toute particulière logique de production.
Ce refus de se laisser prendre dans l’aliénation à l’Autre [14] se traduit par un effort pour maintenir l’Autre à distance. Bien qu’ils ne soient pas indifférents à sa présence, ils introduisent en permanence des régulations spécifiques, aussi bien sur les objets de l’Autre, que sur son savoir, les mots. C’est ce que notent Virginio Baio et Monique Kusnierek [15] : « Le rapport à l’Autre chez ces enfants, qu’il soit rapport au bouts du corps de l’Autre, à ses objets usuels ou à son savoir, présente toujours la même caractéristique : il est mis en battement, filtré obligatoirement, sous peine de crise, par des mise en séquence précises » [16]. Ils concluent qu’il s’agit pour l’enfant psychotique « de se séparer de l’Autre, de ne pas le compléter, de faire manquer l’Autre de l’objet de jouissance qu’il représente pour lui. Nous ajouterons maintenant que ces mises en battement sont précisément ce qui tente d’introduire chez l’Autre de la différence, de la différentiation signifiante et, par là-même, du manque, de la négativation, un vidage de la jouissance de l’Autre. » Il s’agit-là d’un « pseudo-manque », car du fait de la non extraction de l’objet a, il ne dispose pas de l’appareillage signifiant qui lui permettrait de ne pas répondre complètement à la demande de l’Autre. Il ne peut pas se soustraire à ce qui est vécu par lui comme une jouissance ravageante. « C’est dire, continuent les auteurs, que pour l’enfant psychotique ce manque n’est pas assuré, il n’est pas inscrit symboliquement. Il tente alors de l’écrire dans le réel, sur le réel de mots et des objets qu’il met en battement. (…) Son opération équivaut donc à un forçage et exige, à chaque fois, d’être vérifiée » [17].
Modalité d’intervention dans le réel
De ce fait, ces enfants vont imprimer un traitement particulier au corps propre, l’image propre, ainsi qu’au corps de l’Autre et ses objets (regard et voix, en ordre à son désir, excréments ou nourriture, en ordre à sa demande). C’est à partir de l’analyse de cette pulsation particulière dans toutes ses exceptions, que les auteurs déduisent les manœuvres à mettre en place. « Nous partons donc de l’idée que les enfants psychotiques, lorsqu’ils nous arrivent, sont au travail. Tous battent, mettent en séquence, fragmentent ; chacun à sa façon particulière, sur ses objets privilégiés. Ils savent, considérons-nous, leurs pantomimes sont logiques. Nous prenons donc le temps de les lire. Et s’il nous arrive de leur parler en chantant, de les regarder en nous balançant, de leur servir à manger en dénombrant les plats du menu, c’est que nous avons déduit, pour ces occurrences, la nécessité de les laisser nous régler, nous contrôler, nous négativer [18]»
Cette formidable intuition de la part de cette équipe, dispose ainsi une modalité d’intervention dans le réel avec ses enfants. José Fernando Velazquez souligne la nécessité pour le sujet autiste de « produire une négativisation de l’Autre par la voie du réel ». Et c’est la tâche de l’analyste de capter dans la clinique « la manière dans laquelle le psychotique produit le trou dans l’Autre, sa négativité (A barré) ». Il nous rappelle cet enseignement qui prend exemple dans la pratique de Rosine et Robert Lefort, « la négativation la produit le sujet autiste en se servant de la surface du corps du thérapeute, ou bien il s’agira de l’introduire par un non fondé sur un calcul. Dans les deux cas s’ouvre un champ vide où quelque chose de nouveau peut advenir [20]».
Comment faciliter à ces enfants qui sont hors discours, « un symbolique d’émergence », au dire de V. Baio ? Pour eux qui ne sont pas dans la demande, ceci est possible moyennant une bonne rencontre. C’est à dire, précise Baio [21], « s’ils trouvent des partenaires éclairés qui sachent incarner les conditions d’un Autre réglé et limité » en vertu duquel, ils peuvent « naître comme sujets ». Si l’on prend « ses élaborations stéréotypées comme une métaphore qui véhicule une position subjective », ils sont en mesure d’élaborer un savoir, concernant leur « sinthome ».
Certes, cet usage du corps ne s’avère pas toujours commode et n’est pas libre d’accidents (par exemple, lorsque l’enfant peut nous cracher dessus, nous mordre, ou nous donner un coup, ce qu’on a vécu tout particulièrement avec l’enfant qu’on va présenter). Mais il s’agit d’une modalité d’intervention qui par la voie de la surprise, et le jeu de la réciprocité, introduit la possibilité d’un partage de codes jusqu’à alors privés, de l’enfant, et privés de l’Autre.
Cette régulation introduite par l’enfant représente un véritable « calcul » de sa part qu’il s’agit d’inférer – comme nous verrons plus loin – suivant la méthode décrite par Peirce comme l’abduction .
Pas de clinique sans éthique
Enonçons tout d’abord la position éthique qui sous-tend notre proposition de travail. Cette modalité d’intervention institutionnelle vise la non institutionnalisation des enfants accueillis. Il s’agit d’une offre bien précise, celle d’un travail psychique possible pour ces enfants qui mise son efficacité dans l’obtention de leur consentement dans la direction d’une implication au travail. Une offre comme celle-ci qui s’inscrit dans l’orientation de l’enseignement et le désir de Freud et de Lacan, ne peut se fonder que sur un désir non anonyme. « Familiale ou non, toute institution à la charge de transmettre un désir qui ne soit pas anonyme et une particularité qui ne soit pas résolvable dans l’universel de l’Idéal », indique Antonio Di Caccia dans l’Enfant et l’institution [23].
Constatant les différentes dérives des institutions qui se réclament des idéaux différents, Di Caccia met en garde sur celles qui se réclament davantage des découvertes psychanalytiques. « On constate qu’il s’agit là, le plus souvent, d’un délire mis en acte et dont le contenu peut varier selon les écoles et les tendances : tantôt il est question de découvrir le fantasme, tantôt d’interpréter, tantôt d’imposer la loi démentielle de l’arbitraire, ou tantôt encore de tout ramener à un savoir ». Et il poursuit « Ce que la psychanalyse nous apprend bien au contraire, c’est, avant tout, un juste emplacement des différents discours et une mise en exercice de leur révolution ». Si l’on se réclame du discours de la psychanalyse c’est donc pour permettre la circulation de ces discours et « ce ne peut être pour imposer, ni le signifiant psychanalytique à qui ne l’a pas demandé, ni un savoir de l’inconscient supposé divinatoire » [24].
Comment éviter la dérive d’un « délire mis en acte » que ce soit de manière collective, ou restreint à la pratique solitaire du psychanalyste ? Une exigence de vérification des hypothèses de travail avec ces enfants s’impose, de notre part, et ce par un acte qui émerge de leur coté, et qui donne lieu à des modifications cliniques conséquentes : notamment l’affectation du corps, la régulation d’une jouissance jusqu’à alors sans frein, l’articulation d’une demande adressée. Tout ceci vient témoigner du consentement de l’enfant qui s’achemine progressivement, vers une rencontre supportable avec l’Autre, seulement si, une nouvelle invention est possible pour lui pour faire face à la jouissance de l’Autre qui l’envahit.
Cette direction exige de notre part, de respecter ses auto constructions laborieuses et répétitives qui tiennent lieu de solution pour se préserver de ce qu’il y a de persécuteur chez l’Autre (au premier rang la voix et le regard), et qui fait en sorte que cette rencontre soit le plus souvent manquée.
Le dispositif support, quelques références théoriques
A partir de l’énigme des trois condamnés à mort [25], et la solution qui s’avance en trois temps, Lacan présente ses trois mouvements logiques dans la constitution d’un sujet : instant de voir, moment de comprendre, temps de conclure.
Le premier temps est celui d’un sujet impersonnel, « qui s’exprime dans l’ « on » de l’ « on sait que… », (…) forme générale du sujet noétique: il peut être aussi bien dieu, table ou cuvette, dit Lacan.
« Le second, qui s’exprime dans « les deux blancs » qui doivent « l’un l’autre se » reconnaître, introduit la forme de l’autre en tant que tel, c'est-à-dire comme pure réciprocité » (…). Leje psychologique – poursuit-il- « se dégage d’un transitivisme spéculaire indéterminé, par l’appoint d’une tendance éveillée comme jalousie ».
Le troisième, « le « je » [de l’assertion conclusive] se définit par la subjectivation d’une concurrence avec l’autre dans la fonction du temps logique ». « Le jugement assertif se manifeste ici par un acte. La pensée moderne à montré que tout jugement est essentiellement un acte »
Dans ce troisième temps le sujet produit une assertion sur soi même, « je suis le blanc ». Il est capable ainsi de subjectiver l’attribut ignoré de lui-même. Dans le séminaire 11, J. Lacan nous donne une indication sur le cheminement qui suit la constitution du sujet dans le montage de la pulsion : celle-ci sort du corps, contourne le vide, impacte avec l’Autre, et fait mouche.
Reste que pour ces enfants, dont Lacan précise « qui s’écoutent eux-mêmes », le trajet de la pulsion qui impacte sur l’Autre pour retourner sur le corps propre, n’est pas de mise. Ce qui exige le travail préliminaire de négativation de l’objet, pour que le troisième temps de la pulsion (se faire faire) puisse être amorcé.
Le pari du dispositif support est de soutenir l’hypothèse d’un sujet au travail. Le temps de l’instant de voir commence par l’observation de la phénoménologie de sa production. Le moment de comprendre permet de construire une logique pour saisir le détail, par la possibilité de notre attente anticipée, que par la voie de la surprise s‘introduit la dimension de l’équivoque. Seule l’émergence d’un acte de son côté, qui le dénonce sujet dans la précipitation de son calcul, a la valeur de vérifier sa présence. C’est le temps de conclure.
Dans Pulsions et destins de Pulsions [26] (1924), Freud indique que « l’appareil psychique progresse par le truchement des obstacles ». La pulsion impose au psychique un obstacle dans son intrication corporelle, véritable mesure du travail psychique. Ceci va dans le sens de la production d’un sujet. Nous montrerons comment, à partir du consentement de l’enfant à entrer dans la logique du dispositif, nous pouvons le contraindre à inventer des nouvelles réponses face à la jouissance, par une autre voie que le forçage intrusif. Invention qui sert, à la manière d’un point de capitonnage, à tolérer la rencontre avec l’Autre, et à réguler son rapport au corps.
Dans la logique d’une pratique à plusieurs [27], logique de « plus-qu’un », pas moins de deux thérapeutes reçoivent l’enfant dans le dispositif. Il est ainsi mis à l’épreuve par ceux-ci, à travers des tactiques d’inversion, mimesis, altération, ou transformation dans son contraire.
Ainsi, dans notre dispositif, seul un acte du coté de l’enfant vérifie, après-coup, la valeur de vérité de l’hypothèse-texte que nous avançons pour résoudre l’énigme. Celle de l’enfant qui ne se laisse pas représenter par un signifiant pour un autre signifiant, mais qui se cache derrière des comportements énigmatiques, pour ceux qui ignorent la logique particulière qui les sous-tend. Divisés par notre désir, on fera des vestiges que l’enfant nous livre comme des indices, de signes à être lus.
Cet offre de travail à plusieurs, qui se laisse orienter par et dans un désir d’analyste, vise « la production de signes qui rendent compte de sa présence, là ou toutes les manifestations indiquent un retrait ou une absence subjective [28]».
Présentation clinique de Dorian
Dorian a 4 ans et 3 mois lorsqu’on le rencontre pour la première fois. Il a été un bébé calme, et très vite a fait des nuits complètes. Ses parents nous font part d’une évolution normale jusqu’au jour d’un déménagement lors de ses 18 mois, où, du jour au lendemain, notable exemple de son « insondable décision de l’être », il n’a plus consenti à parler. Auparavant ils habitaient chez les grands-parents maternels, qui avaient un rôle actif dans l’éducation. Depuis, la mère admettra « son chagrin » face au silence et comportements hors sens de son enfant, et, occupée par la naissance de son deuxième enfant, se maintiendra en retrait.
Le père, qui semble moins vouloir s’apercevoir des difficultés de Dorian, peut paraître un peu rigide dans ses principes éducatifs, ce qui ne fait que redoubler la détermination de l’enfant. On apprend par exemple que Dorian peut rester des heures face à son assiette sans pour autant consentir à manger. De même, le recours au coin est sans effet. Il n’est pas accessible à la sanction de l’Autre : en effet, quand il est envoyé au coin, il peut rester des heures à se regarder les mains, ou à « compter » les minuscules tâches sur le mur, au grand désarroi des parents. Ceci fait penser au médecin qui les voit en consultation qu’ils sont immatures et manquent de repères éducatifs. J’aborderai plus tard les remarquables effets subjectifs que l’inclusion de parents dans la logique du dispositif permet d’amorcer.
Lorsque Dorian s’adonne à ses rituels d’alignements des objets (voitures, personnages), il ne tolère pas la moindre intervention de l’Autre ; non plus le moindre changement à la maison, qu’il s’agisse de meubles ou autres, qu’il soit présent ou pas. Lorsqu’il est contrarié il s’affale par terre dans des crises de larmes interminables.
Il adore courir, ce qu’il fait sans cesse à l’école maternelle, où il est scolarisé « à la demande » en petite section. Il ne s’intéresse pas aux Autres, que ce soient des enfants ou des adultes. Il ne connaît pas leurs prénoms. Il aime en revanche les ordinateurs. Depuis la naissance de sa sœur en 2007 peut dire en miroir : « je t’aime Dorian/ Papa/ Mama ». Il a « gardé » aussi le « non ». Il répète « Bonne nuit Dorian ». N’a jamais pointé du doigt. Le père note qu’il n’a pas de registre de la douleur lorsqu’il se cogne, ou se fait mal. Les repas sont très difficiles, Dorian mange de petites quantités, n’accepte que certains aliments seuls et dans de tous petits morceaux. Les parents sont amenés à dissimuler d’autres aliments dans la purée. Son petit gabarit pour ses quatre ans inquiète les parents. Ceux-ci, fragilisés, disent : Si on le force trop, on a peur qu’il se braque.
Description du dispositif
En quoi consiste le montage de notre dispositif ? « Celui-ci prendra la valeur d’un topos : un espace où l’on dispose un ordre pour que les choses trouvent la manière d’accomplir une mission, et en même temps, un support : comme un mécanisme disposé à soutenir un axe en mouvement, qui n’entrave pas, ni fasse obstacle au travail singulier que ce sujet soutient dès lors qu’il ne peut rien articuler de l’ordre d’un jugement (absence de la Behajung) » [29].
Il s’agit de soutenir la modalité de présentation de l’enfant sous le signe de l’indétermination. Les paramètres s’ordonnent en fonction de cinq opérateurs : traitement du corps propre, du corps de l’Autre, la voix, le regard, et les objets. Il n’y a pas d’évidence immédiate, c’est plutôt l’effort d’une lecture en équipe (réunion qui est baptisé « hipotetometro », le lieu où l’on formule des hypothèses), qui suit à l’observation minutieuse de ses points de rejet, d’acceptation, des moments d’apparition, et ses diverses modalités.
Suivant les destins pulsionnels de transformation dans son contraire, et retour sur soi-même, nos manœuvres durant ce premier temps peuvent prendre la forme des inversions (actif, passif), mimétisme, altérations de la forme et la distance, transformation dans la intensité des manifestations, toujours respectant sa propre production, ce que Freud appelle « représentations des attentes » [30]. Ceci met au travail la capacité d’anticipation de l’enfant, étayé dans la figure du double par le jeu de la réciprocité. Ce qui conduit à un inédit partage de codes. Les partenaires que nous sommes avec l’enfant, prenons garde de permuter nos rôles en fonction des scansions.
L’hébergement du sujet et ses particularités dans ce dispositif part de la prémisse clé qu’il s’agit d’élever ses comportement stéréotypés et énigmatiques au rang de modes de production propre. L’inclusion des parents dans le dispositif, leur permet également de faire l’hypothèse d’un sujet mis au travail, portant le bénéfice d’un investissement libidinal de qualité de leur enfant, à qui on cessera de demander inopinément de s’ajuster à la norme. Ce que V. Baio appelle à être une responsabilité du collectif qui décide de se faire de partenaire de ces enfants : il s’agit avant tout de « se faire le partenaire « des parents comme sujet ». Leur faire une place en tant qu’ils sont dépositaires d’un savoir sur leur symptôme-enfant. Avec pour effet que le parents, « parents comme Autre » de l’enfant, s’associent à notre travail, renonçant à leur enfant comme leur objet, pour faire une place à leur enfant comme sujet [31]».
A continuation nous nous plongerons dans la lecture de la présentation phénoménologique de Dorian, à partir de cinq opérateurs logiques.
L'instant de voir
Cinq opérateurs logiques nous orientent, dans ce premier temps, à établir ce qu’on appelle une « vision d’ensemble ». Ce sont : la voix, le regard, le corps, le traitement des objets, et le traitement du corps de l’autre.
Le corps : il court d’un coté à l’autre décrivant des allers et retours. Il ne réagit pas à la douleur lorsqu’il se heurte contre le mur. Il peut plonger dans une piscine à balles et disparaître. Après un moment d’agitation, il marque des moments de calme, où il se maintient en retrait. Il se fait tomber, cognant son corps par terre. Il réagit à nos manifestations d’inquiétude, en reproduisant le geste de tomber avec un sourire. Si on se fait tomber avec lui, fait le geste de venir vers nous.
Le traitement du corps de l’autre : Il court de l’un à l’autre, se servant de nous comme points d’appui. Il peut nous rentrer dedans, ce qui arrête sa course. Il peut aussi nous frapper, notamment au visage où il vise nos yeux. Lorsqu’on réagit par des pleurs ou protestations, il marque une pause pour recommencer quelques minutes après. Si on ne montre pas d’égard pour lui, cherche l’autre intervenant faisant mine de protester. Il s’intéresse aux expressions des émotions de nos visages, et cherche à les reproduire par des coups ou des mouvements d’expansion, par exemple, nous lançant des objets, ou en nous les arrachant. Dans une séquence de jeu peut nous pousser pour nous faire occuper une place déterminée, décidée à l’avance par lui. Prend nos mains pour pointer un objet.
Le traitement des objets : se dirige vers un coin où il se saisit rapidement des petits personnages. Il les aligne en les mettant debout un par un et n’admet pas qu’on intervienne dans ce « jeu ». Si on arrive à lui soustraire un personnage, il le prend énergiquement de nos mains et le remet en place. Il met en place des installations des personnages en série : les fait « parler » (dans son charabia), explore avec attention les yeux, les bouches, en cherchant à imprimer un mouvement où une intention particulière. Les fait aussi tomber, et cherche à « animer » tout ce qui dépasse : bec, oreilles, yeux. Il calcule la place qu’occupe chaque objet. Il ne nous laisse pas approcher les objets, c’est une limite à ne pas franchir. Sauf rare occasion il n’accepte pas qu’on propose de personnages nouveaux, et si jamais on en soustrait un, il peut piquer une crise de colère et de larmes.
La voix : Il aime sucer des objets durs et froids. On observe des raclements de gorge. Lorsqu’il « parle », son langage privé reste intelligible. Il n’y a pas d’adresse à l’Autre, il ne nous nomme pas. Dans son répertoire on compte le non, des noms d’animaux de manière approximative (apin, pour lapin, ature, par voiture, atitla, par un-deux-trois). Sa prosodie est particulière, il y a des pics prosodiques irréguliers qui lui donnent une intonation particulière.
Le regard : Il rentre dans la pièce sans nous regarder. Il nous regarde à travers des objets qui font écran. Il vise nos yeux, ou les couvre avec la main. Peut nous observer de très près, et ça finit souvent dans une claque au visage. Si on se couvre les yeux, on le dissuade de frapper. Peut regarder à travers la fenêtre. Lorsqu’il fait des installations il convoque notre regard en tant que spectateur mais on ne doit pas l’approcher.
Le moment de comprendre
A partir de la vision d’ensemble, selon le mode d’inférence de l’abduction de Peirce, on produit l’hypothèse-texte qui permet la nomination du détail. Celui-ci signe, dans son alternance, sa présence/ absence en tant que sujet. Il s’agit d’un détail-attribut ignoré par le sujet lui-même [32]. Ce trait qui se répète, ne se laisse pas déduire de sa simple présentation phénoménologique. Un saut logique est nécessaire pour que puisse s’effectuer son extraction de la vision d’ensemble. L’hypothèse abductive consiste –au dire de Peirce- en l’union des éléments hétérogènes qu’on n’avait pas imaginé réunir jusqu’alors. Cette nomination est une opération sur le réel qui vise à faire lettre, produisant un travail de chiffrement qui noue signifiant et jouissance [33]. Revenons à Dorian, quel est ce détail-signe qui rend compte de sa présence comme sujet ? Nous formons l’hypothèse que le nom du détail qui signe sa présence est le marionnettiste. Une fois le détail nommé s’habilite une attente anticipée. Dans notre stratégie on s’efforce de le devancer et de laisser au découvert, en acte, ce dont il s’agit : tantôt on cherche à accentuer la coordination des mouvements expressifs du visage et la vocalisation qui accompagne, dédoublant toutefois voix et visage dans deux personnes différentes; tantôt « on loupe » la coordination espérée nous trompant dans l’inflexion de la voix et l’expression du visage.
Le temps de conclure
Cette hypothèse-texte non authentique a la valeur d’une vérité pour le sujet [34], mais ne peut se légitimer que dans l’après-coup, par un acte du coté de l’enfant. Nous arrivons ainsi au troisième temps : le temps de conclure.
Sa réaction ne se fait pas attendre : agité par la joie et l’excitation dont il est épris, il avance et recule, marquant son hésitation entre réviser notre position, et prendre une place comme spectateur. Il finit par s’asseoir et nous regarde faire, en rigolant.
De nouveaux comportements confirment l’efficacité de la localisation : il cherche notre adresse pour nous « parler » dans son charabia particulier, accentué par des mimiques. Il nous appelle par notre prénom, et répond au sien. Il s’agit d’une nouvelle appétence pour parler.
Se dirige au tableau pour la première fois, prendre notre main et il dessine des ronds, des yeux, la bouche. Dis « content-pas content », puis efface.
Se situe à la place laissée par la marionnette, et celle-ci s’anime. Il convoque l’autre pour se faire « parler », gronder, consoler. Se dérobe du regard de l’autre derrière des écrans, et commence à s’extraire de la pièce. Il ne rentre que si on l’appelle par son prénom, ce qu’il célèbre par un sourire et une agitation nouvelle.
Il acquiert un usage différent de son corps : il peut anticiper la chute, et la feindre aussi. Il se plaint maintenant quand il a mal, et demande à être consolé. Une nouvelle affectation du corps permet de resserrer les registres de l’imaginaire et le symbolique, même s’il s’agit d’un bricolage avec l’Autre. Nous constatons qu’il lui est désormais possible de tolérer la rencontre avec l’Autre, moyennant ses artifices.
Se voir surpris, dans sa stratégie pour se dérober de l’Autre, permet à Dorian de se situer dans les coordonnées d’un lien possible avec l’autre – qui s’offre comme un double. Une rencontre avec l’Autre est dès lors tolérée. La nomination du détail organise ainsi une redistribution de la jouissance, ajustant son rapport au corps. Elle permet d’amorcer un changement de position subjective, délogeant l’enfant de sa position de « folie » initiale. La nomination amène à un apaisement et à une nouvelle direction dans le prochain détail qui va organiser son des-être, ce qui relance le dispositif à partir d’un nouvel instant de voir.
L’efficacité de l’intervention
Dans ce dispositif on devine par abduction la "théorie" que construit l'enfant pour organiser son monde. C'est donc la pratique avec lui qui nous oriente. Il s'agit d'aller dans le sens d'obtenir son consentement au travail, telle une pièce d'une machine qui fait support à une construction, afin de soutenir son implication subjective au travail psychique.
Marita Manzotti précise que « l’attente anticipée est de la dimension de l’interprétation, qui met en jeu l’équivoque par l’effet de la surprise. Il s’agit de confronter l’enfant à la dimension de l’équivoque, et que celui-ci soit supportable. Si l’on respecte l’originalité de sa solution, l’équivoque s’introduit de façon subreptice. On fait en sorte que sa solution soit caduque, mettant en jeu sa décision radicale et insondable de mésestimer l’impacte de l’Autre. Il se voit donc contraint à inventer une autre réponse, mais il s’agit de sa décision » [35].
Nous pouvons préciser que la nomination du détail qui organise la "stratégie" trouvée par Dorian, est le marionnettiste. C'est bien lui le marionnettiste qui dispose les automates dans l'espace et provoque des émotions qui animent les visages. Il vérifie qu'il y ait une concordance entre la voix et la mimique. Il a le souci de la mise en scène.
Nous mettons en acte une stratégie pour devancer le sujet, dans ce détail qui organise sa jouissance. Nous sommes maintenant à cette place dans laquelle le sujet se reconnaît. On joue les automates, en on s'anticipe à "manier" les expressions de l'autre. On devient ses automates à lui, mais on sait déjà où il se localise, et on fait tout pour le mettre en évidence, et tromper sa vigilance de metteur en scène.
Cette nomination en acte (symbolique? imaginaire?) d'un détail se vérifie seulement s’il y a un acte du sujet qui valide l'hypothèse. Cette articulation va être mise en scène autant que faire ce peut, dans le temps d'une séance, et même au fils des séances. C'est une sorte d'usure d'un point de jouissance où il n'y aurait pas de séparation entre le S1-S2. Mais lorsqu'un acte de l'enfant (un rire, un dire nouveau, une joie inespéré se manifeste de sa part) il y a vraisemblablement une résonance corporelle. M. Manzotti fait l’hypothèse d’un « chiffrage du signifiant et de la jouissance », thèse qui mérite d’être vérifié au cas par cas.
Effets d’une deuxième localisation
Nous présentons brièvement à continuation les effets subjectifs chez Dorian d’une deuxième localisation, qui aura lieu dans les mois qui suivent.
Dans ce deuxième temps de la cure, le nom du détail qui fait signe de sa présence-absence comme sujet, est restitué dans un travail en équipe comme étant "le loup". On en conclut à partir d'une scène qu'il met en place sans cesse. Il se fait faire peur, puis il nous fait peur derrière un écran. Un grognement accompagne le geste de faire peur.
On vérifie cette deuxième hypothèse, on devient le loup, on se nomme, on le nomme le loup, on court se cacher.
Dorian est nouvellement surpris : il rit et vient vers nous, nous regarde, amusé. La surprise donne lieu à l’émergence d’un acte nouveau : pour tenter de nous faire monter en scène, il articule une demande adressée par la première fois: il nous prend par la main, et nous dit (à chaque tour): « Vas-y Cécile », puis « A toi, Constance ». La prosodie change, elle est plus harmonieuse.
Aussi dans le registre de la voix, Dorian aventure des phrases nouvelles, qui énonce de manière répétée: « Le loup est là! » mais aussi: « Ou est Cécile », Marise, etc. Elles témoignent d’une nouvelle curiosité, nous montrant noter nos absences. Construit des phrases où il est capable de se désigner: « c’est le loup », se pointant du doigt. Reste l’indifférenciation toi – moi, et l’absence du je pronominal.
S’instaure chez lui la possibilité de donner un nom aux choses qu’il veut, et qui ne veut pas, ce qui change favorablement son quotidien : ses crises clastiques se tassent. Les parents en font la preuve. A l’école, ses rapports aux autres se pacifient.
Il commence à quitter la pièce, et fait on sorte qu'on le cherche. Quand il se fait découvrir, il joue à être le loup, avec beaucoup de joie et excitation.
Les semaines suivantes, il va régler d'une manière nouvelle son rapport à la pulsion orale. Il est capable de consentir à manger plus varié, bien que toujours en petites quantités. Les parents sont surpris du nouvel appétit de leur fils.
Plus récemment : on met un disque avec une chanson sur un loup. Il se presse à éteindre l’appareil, et reprend la chansonnette au point exacte d’interruption: « Ecoutez, c’est le loup… ». Nous sommes surprises de son ton juste et musical.
Est-ce à travers le sujet de la réciprocité pure qu'il peut saisir quelque chose de l'ordre d'un « attribut » de son être? Ce n'est pas sans le double, qui n’est pas sans rappeler la notion de « Autre de synthèse » de J. C. Maleval [36], et le « double de synthèse » décrit par Pierre Bruno [37]. Ces nouveaux éléments signent l’émergence progressive de sa tolérance à la rencontre avec l'Autre. Il s’agit de faire en sorte que l’enfant cède, le temps d'une séquence, dans sa décision insondable de l'être.
Conclusion
Le dispositif support [38] mérite son nom à un double titre : d’une part, car on se doit de soutenir le sujet à venir chez l’enfant en construction. Le dispositif soutient son implication au travail psychique, comme un axe-support qui orienterait la pièce d’une machine en mouvement.
Ce premier temps du dispositif support, dans l’instant de voir, « doit tenir compte pour se développer, la nécessité de soutenir un temps d’hébergement de la production de l’enfant, et de l’observation active des thérapeutes » [39]. Ce dont il est question, est de lui rendre tolérable notre présence, prenant garde de ne pas prendre la valeur de l’insupportable qui le renvoie vers une irruption de isolement ou violence ; mais plutôt, à générer progressivement un consentement soutenu « à entrer dans le jeu » [40].
D’autre part, il permet aux « pas moins de deux » thérapeutes, de supporter le hors sens in-supportable de la pulsion de mort dont l’enfant devient l’otage, ce qui se traduit par des comportements qui ne répondent pas à une logique phallique.
Il ne s’agit aucunement d’un dispositif « prêt à porter » valable pour tous les sujets autistes ou psychotiques, mais d’un montage en trois temps qui permet aux thérapeutes dans une pratique à plusieurs, de restituer dans un texte-hypothèse, la logique de l’enfant, logique singulière, dans la perspective d’un sujet mis au travail.
Il s’agit aussi d’un dispositif de recherche [41], qui nous contraint à rendre compte de notre pratique avec eux, tracer ses modes de calcul, ses stratégies défensives, et ses « auto constructions ». Sa modalité particulière de nouer un « savoir minimal », qui le permet d’avoir à faire à l’Autre, sous la condition d’une implication minimale. Il s’agit de parier sur sa rencontre inattendue avec des thérapeutes porteurs d’un désir non anonyme. On réunit les conditions pour devenir, comme indique V. Baio [42], « les partenaires du réel chez l’enfant », partenaire de ce qui ne passe pas au signifiant. Le pari est de construire « un mode de présence » qui permet à l’enfant d’inscrire sa création symptomatique.
Ce pari se redouble avec l’inclusion de parents dans le dispositif, qui se vérifie dans leurs effets subjectifs : ils ne se privent plus d’élaborer un savoir sur leur enfant. Ceci les permet de réinvestir l’enfant, et faire « avec » lui. Ce que V. Baio [43] énonce avec la formule « se faire partenaires des « parents comme sujet », leur restituant leur place en tant que dépositaires d’un savoir sur leur symptôme-enfant. Le père de Dorian, par exemple, s’avère être un partenaire privilégié de son fils, tendre et ferme à la fois, capable de s’investir activement pour son enfant avec une patience et une confiance renouvelés. La mère, qu’on verra moins du fait de la petite sœur, peut se confier : elle était très déprimée lorsque Dorian a cessé de parler. Elle se dit tellement heureuse depuis qu’elle sait que son fils peut parler. Elle n’attendait que ça pour pouvoir le réinvestir à nouveau, et lors des inédits rituels du coucher elle se découvre le plaisant rôle de conteuse.
La fréquence du travail ainsi que la stratégie de prise en charge est déterminée en fonction de la problématique de chaque enfant. Le travail avec les parents ne suit pas non plus un schéma standard. Ils sont reçus à leur demande, pouvant être invités à participer à un espace de travail avec l’enfant. Ils sont régulièrement tenus au courant des hypothèses qui sous-tendent sa prise en charge. L’école peut aussi être amenée à nous contacter pour mettre en commun des hypothèses de travail et faciliter son intégration.
Ce travail vise ainsi à éviter une institutionnalisation de l’enfant, au travers non seulement du dispositif thérapeutique analytique, mais aussi d’un réseau pluridisciplinaire qui tient également compte des aspects neurologiques ou autres. Une fois obtenu le consentement de l’enfant au travail psychique, on est en mesure d’introduire progressivement d’autres sollicitations par le biais d’autres disciplines pour stimuler l’enfant (orthophonie, psychomotricité, enseignements scolaires, etc).
Le véritable fil d’Ariane qui nous oriente, indique M. Manzotti [44], à partir du désir d’analyste, est le point de suprême complicité ouverte à la surprise, l’inattendu. Position de l’analyste qui autorise à penser un glissement du trauma de son intervention, à l’invention du coté de l’enfant.
Dans le Séminaire 12, Problèmes cruciales de la psychanalyse, J. Lacan nous en donne l’indication précieuse :
« Que doit être, que peut-il être ce désir de l'analyste, pour se tenir à la fois en ce point de suprême complicité, complicité ouverte. Ouverte à quoi ? À la surprise. L'opposé de cette attente où se constitue le jeu en soi, le jeu comme tel, c'est l'inattendu. L'inattendu n'est pas le risque. On se prépare à l'inattendu. (…) Car qu'est-ce que l'inattendu sinon ce qui se révèle comme étant déjà attendu mais seulement quand il arrive ? L'inattendu, en fait, traverse le champ de l'attendu. Autour de ce jeu de l'attente et faisant face à l'angoisse, comme FREUD lui-même, dans des textes fondamentaux sur ce thème l'a formulé, autour de ce champ de l'attente, nous devons décrire le statut de ce qu'il en est du désir de l'analyste [45]».
Une institution pour psychotiques « ne doit pas simplement être un endroit où l’on accueil des enfants bizarres et difficiles qui échouent dans d’autres institutions », indique José F. Velazquez [46]. « La psychanalyse prétend introduire dans le discours institutionnel l’existence d’un sujet qui est responsable de tout ce texte logique, initialement incompréhensible, qu’est l’acte, le dire, et la production du sujet psychotique ». L’enjeu est donc d’établir une stratégie de travail « en fonction de la propre logique du sujet, et non pas du point de vue de son déficit ». On prend en compte le subjectif et la particularité, ce qui exige de savoir vers où se dirige la cure comme point de butée. « L’initiative de la constitution du sujet par le biais d’un S1, qu’il soit réel ou symbolique, provient de l’élan du même sujet. La question est savoir, comme se place-t-elle l’institution ? » L’éthique est faire en sorte que le sujet déploie son S1 indépendamment de la nature, et c’est à l’institution de le capter, et établir une stratégie qui permette au sujet de donner une majeure consistance à son S1 »
Reste comme question à débattre, la valeur de cette nomination du détail. Quelle affectation du corps pour ces enfants dont le rapport à l’Autre est si perturbé ? Quelle soustraction du corps est susceptible d’amorcer, quelle régulation d’une jouissance qui ne cède pas au signifiant ? On peut faire l’hypothèse que ces S1 sont des amorces de points de capitonnage, qui l’aident tant bien que mal, à régler la jouissance qui le ravage.
Nous soulignons la dimension éthique qui est au plus près du cœur de la pratique psychanalytique dans l’orientation de J. Lacan : travailler dans le sens d’obtenir, outre le consentement de l’enfant à rentrer dans le jeu, son implication au travail psychique à partir d’une offre de complicité ouverte à la surprise, avec les conséquences qui inaugurent « sa décision » d’entrer dans la partie.
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[1] M. Manzotti, et collaborateurs, Clinica del autismo infantil. El analista en la sorpresa, in Clinica del autismo infantil, el dispositivo soporte. Ed Grama, 2005, page 30. (Librement traduit)
[2] Nous considérons que l’autisme est une entité à part entière différente de la psychose infantile, qui néanmoins partage avec celle-ci des manifestations communes dans le sens de l’altération de l’imaginaire. L’origine de l’autisme n’est pas le sujet abordé du présent article, mais nous soutenons que son émergence est liée à une causalité multiple (neurologique, génétique et environnemental). Nous soutenons également que les dispositifs adressés aux autistes orientés par la psychanalyse s’avèrent pertinents et « efficaces » pour les aider à « réguler » un excès de jouissance qui devient souvent envahissant. L’« efficacité » de cette approche puise sa force dans un fait capital, l’obtention du consentement du sujet autiste au travail psychique, qui n’est pas un forçage.
[3] Ibidem, page 30
[4] Ibidem, page 28
[5] Ibidem, page 39.
[6] Lacan, Jacques, Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée, 1945
[7] Lacan, J. « Conférence à Genève sur « le symptôme » du 4 octobre 1975 », bloc notes de la psychanalyse, Genève, 1985, 5, p. 20.
[8] JAM, Biologie lacanienne,
[9] Manzotti, M., op. cit., page 64. (Librement traduit).
[10] Manzotti, M., op. cit., page 65.(librement traduit).
[11] Maleval, J. C., L’autiste et la voix, Editions Seuil, 2009, page 75.
[12] Lacan, J. op. cit., page 20.
[13] Lacan, J. « Conférences nord-américaines », Scilicet, Seuil, Paris, 6/7, 1976, p. 46.
[14] Ce refus primordial explique qu’ils ne se laissent pas représenter en tant que sujet par un signifiant qui convoque à un autre signifiant. Faire le pari d’un sujet à venir implique qu’il s’agit de localiser, en revanche, le détail-signe derrière lequel leur être de sujet se barricade, ce qui fait appel non pas à une interprétation signifiante mais à une « interprétation en acte ».
[15] Baio, V., Kusnierek, M Un psychotique au travail, revue Préliminaires, numéro 5.
[16] Ibidem, page 15.
[17] Baio, V. op. supra, page 15.
[18] Ibidem, page 16. Le surligné est nôtre.
[19] Velazquez J. F., Autismo y esquizofrenia, (traduction libre). Conférence dictée dans le cadre du Séminaire Psychose chez l’enfant : Types cliniques et intervention institutionnelle. Corporation Ser Especial y Praxis (Grupo de Estudios Psicoanaliticos de Medellin), à Medellin, le 1 Octobre1999. Apparue dans la revue Carretel N°3, Edition S. Carro, 2000.
[20] Velazquez, J.F., op. cit.
[21] Baio, Virginio, Freudiana pregunta, Dossier : psicoanalisis aplicado y practica en las instituciones, page 68.
[22] G. Deledalle, Lire Peirce aujourd'hui, Éditions Universitaires -DeBoeck Universités, Bruxelles 1990, 217 pages
[23] Di Caccia, Antonio, L’enfant et l’institution, revue préliminaires n°6, page 107.
[24] Ibidem, page 112.
[25] Lacan, Jacques, Trois temps logiques, op. cit.
[26] Freud, S. Pulsions et destins de pulsions,
[27] Expression de J. A. Miller.
[28] M. Manzotti, La posicion del analista y el autista, in op. cit.
[29] M. Manzotti, La posicion del analista y el autista, in op. cit.
[30] M. Manzotti, ibidem.
[31] Baio, Virginio, Freudiana pregunta, Dossier : psicoanalisis aplicado y practica en las instituciones, traduction libre.
[32] Lacan, J., Le temps logique et l’assertion de certitude anticipé, in op. cit.
[33] M. Manzotti, op. cit., page 42.
[34] Lacan, J. ibidem.
[35] M. Manzotti, communication orale, mai 2010.
[36] Maleval, J. C. op. cit.
[37] Bruno, Pierre, Autisme et psychose infantile, Revue Analitica del Litoral N°7, 1997.
[38] Le double sens a tout son sens puisqu’il s’agit en effet de soutenir autant que de supporter. C’est aussi la raison qui justifie une « pratique à plusieurs » où le non sens permanent peut être mieux supporté avec un autre partenaire « névrosé » qui relance l’équivoque mais qui n’essaye pas de « comprendre très vite », telle la recommandation de J. Lacan concernant la psychose dans son séminaire III.
[39] M. Manzotti, op. cit.
[40] M. Manzotti, op. cit.
[41] Comme l’atteste l’expérience de la Fondation Hacer Lugar, à travers ses plus de 200 cas et ses nombreuses publications et participations au congrès et séminaires depuis 17 ans.
[42] Baio, Virginio, op. cit., page 68.
[43] Baio, V., op. cit., page 69.
[44] Manzotti, Marita, La posicion del analista y el autista, in op. cit.
[45] Lacan, J. Problèmes cruciaux de la psychanalyse, S. XII, Inédit. Séance du 19 mai 1965.
[46] Velazques, J. F., op. cit. (Traduction libre)