Cet exposé a eu lieu en XX, dans le cadre de XX.
Je suis heureuse de nous retrouver tous ce soir pour nous interroger sur ce Que veut dire avoir un corps ?
Dario a posé déjà quelques hypothèses fortes. Il nous a permis de commencer à imaginer ce que c’est d’avoir un corps. Avoir un corps, c’est avant tout pouvoir en disposer. « On en a l’usufruit, on peut en jouir à condition de ne pas trop en user ». L’essence du droit est de distribuer, répartir, rétribuer ce qu’il en est de la jouissance (Lacan, séminaire Encore).
Ce qui introduit l’hypothèse d’une soustraction de la jouissance comme opération nécessaire, un vidage, une forme de perte susceptible d’être symbolisée (une perte qui ne cesse pas de s’écrire).
Pour penser le corps il faut faire un effort, « se rompre à un nouvel imaginaire » dit Lacan (Lacan, le Symptôme). Nous allons nous appuyer sur des images d'œuvres artistiques qui nous permettront de nous représenter cette difficulté de se faire un corps.
Mon intervention se veut un trait d’union entre les différents exposés que nous avons la joie de partager ce soir, ceux de mes collègues ici présentes.
Nous allons plonger ensemble dans ce va-et-vient incessant qui va du corps de la maternité au corps de l’enfant, l’espace de l’articulation de la Demande de l’Autre avec le désir (nécessaire au découpage du corps pulsionnel), que nous allons bien repérer dans les exposés de Vanina Fonseca et de Cécile Geoffroy.
Nous verrons surtout quelles sont les conséquences cliniques de cette rencontre primordiale de l’infans avec l’Autre. Nous assisterons au décryptage clinique de deux termes de cette équation, le corps de la mère à devenir, et le corps de l’enfant réel, pour ainsi dire.
Je vous parlerai moi aussi d’un enfant et de sa mère et de ce que va faire pour lui « le lit du langage » qui va abriter son corps. Vous verrez, un corps qui n’est pas vraiment « incarné », qui ne ressemble à rien, c’est plutôt un fantôme, l’ombre d’un fantôme.
Précisons que le corps de tout enfant dans le début de la vie est toujours désincarné. Qu’est-ce qui va l’aider à se faire un corps, à s’incarner ? Qu’est-ce qui viendra marquer ce corps, le mortifier ? C’est ce que nous pourrons apprécier dans le récit qui va suivre.
L’enfant que j’aimerais vous présenter va émerger de la plume de Daniel Pennac dans son Journal d’un corps, qui commence à ses 12 ans et va jusqu’à sa mort, à 87 ans.
C’est un récit original, hautement enseignant de la clinique du corps, que je vous conseille vivement de lire si vous ne l’avez pas encore fait. Il est par ailleurs délicieusement écrit.
Journal d’un corps
Le récit part d’un constat : « tout le monde parle d’autre chose », les médecins n’osent plus toucher les corps lors de la consultation, on ne parle pas du corps. « Le corps a beau être radiographié, échographié, scanné, analysé, (…) ce corps moderne, plus on l’exhibe, moins il existe. (…) Pour ce qui est de rapports que notre esprit entretient avec lui en tant que sac à surprises et pompe à déjections, le silence est aussi épais qu’il l’était de mon temps ». Et plus loin, « C’est d’un autre corps que j’ai, moi, tenu le journal quotidien ; notre compagnon de route, notre machine à être. (…) Chaque fois que mon corps s’et manifesté à mon esprit, il m’a trouvé la plume à la main, attentif à la surprise du jour. »
Le vieillard décrit la scène qui a donné naissance à ce journal, ce qu’il appelle « la scène originale du trauma » : « J’ai douze ans, bientôt treize. Je suis scout. (..) Je ne suis plus louveteau, je suis un grand. (…) Bref, nous jouons à la guerre. Comme je ne suis pas bien costaud, je perds ma vie dès le début des hostilités. Je suis tombé dans une embuscade. Plaqué à terre par deux ennemis, ma vie arrachée par un troisième. Ils me ligotent à un arbre pour que je ne sois pas tenté, même mort, de reprendre le combat. Et ils m’abandonnent là. En pleine forêt ».
Suit le récit de son affolement quand il aperçoit une fourmilière pas loin et deux minuscules fourmis commencer à lui grimper dessus. « Je perds le contrôle de mon imagination » (…) C’est tout mon corps qui hurle par cette voix de petit garçon redevenu, mes sphincters hurlent aussi démesurément que ma bouche, mon short se remplit et je coule, la diarrhée se mêle à la résine, et cela redouble ma terreur, car l’odeur, me dis-je, va enivrer les fourmis. (…) C’est mon corps tout entier qui exprime la terreur d’être dévoré vif, terreur conçue par mon esprit seul, sans la complicité des fourmis. »
Il s’ensuit le récit de l’humiliation et de l’affecte de honte qui s’empare de lui quand il se fera réprimander et virer des scouts, suivie de près par la colère maternelle. « Maman était la seule que je n’avais pas appelée », note l’enfant.
Après s’être fait virer, la mère ne décolèrera pas, étant à l’origine d’une autre scène traumatique : elle va le forcer à se regarder dans le miroir.
Or, depuis la mort de son père, il a développé une peur panique des miroirs. Nous verrons plus tard pourquoi.
« Ses doigts me faisaient mal. Elle n’arrêtait pas de répéter regarde-toi, mais regarde-toi ! J’ai serré les poings et j’ai fermé les yeux. Elle criait. Ouvre les yeux ! (…) J’avais froid. (…) Tout mon corps tremblait. (…) Tu veux que je te dise à quoi tu ressembles ? A quoi ressemble le garçon que je vois ? (…) Tu ne ressembles à rien, absolument à rien ! (…) et elle est partie en claquant la porte. »
Quel est l’impact de cette parole ? Il y a ce rien qui frappe ce corps désincarné, et la violence maternelle qui ne peut pas loger un désir quelconque à l’égard de cet enfant.
Cette violence le mettra devant un acte : il va se regarder.
Voici le récit :
« Je l’ai fait, je l’ai fait ! (…) Je me suis regardé ! C’était comme si je me voyais pour la première fois. Je suis resté très longtemps devant le miroir. Ce n’était pas vraiment moi à l’intérieur. C’était mon corps mais ce n’était pas moi. Ce n’était pas même un camarade. Je me répétais : tu es moi ? C’est toi, moi ? (…) Ces petits jeux qui mettent maman hors d’elle n’effrayaient pas du tout papa. Mon fils, tu n’es pas fou, tu joues avec tes sensations (…) tu les interroges. Tu ne finiras pas de les interroger. Même adulte. (…) Retiens ceci : Toute notre vie, il faut faire un effort pour en croire à nos sens. »
Mais le garçon est déconcerté :
« Il est vrai que mon reflet m’est apparu comme un enfant abandonné dans mon armoire à glace. »
L’effet du double traumatisme ne se fera pas tarder. Il décidera de s’intéresser pour la première fois à ce corps abandonné dans une armoire, ce corps qui lui fait honte et dont le reflet le terrorise. Talonnée par la mère mais surtout orientée par le souvenir du désir de son père, deuil qui le confronte à ce qu’il a été pour l’Autre.
C’est alors qu’il aura l’idée de découper l’écorché de Larousse pour se comparer. « Nous n’avons absolument rien à voir. L’écorché est un athlète adulte (…) Nous avons pourtant un point commun : nous sommes transparents tous les deux ».
Il prendra ainsi une résolution : « Mon journal sera un ambassadeur entre mon esprit et mon corps ». Il entreprendra de défendre ce corps qui est si facile à abattre pour les autres, ce corps sans défense, sans consistance. « Je vais te faire des muscles, je vais fortifier tes nerfs. »
Une moquerie de la part du professeur à l’école le met devant un impossible, il voulait partir: « Mes jambes ont refusé de me porter. Je suis resté assis. Je n’avais plus de corps. J’étais rentré dans mon armoire ! »
De cet affront social qui frappe son corps et son esprit, il va tomber malade de chagrin. (Son père a été aussi moqué dans sa personne). Si sa mère ne s’intéresse toujours pas à lui, derrière sa forteresse de femme esseulée, une autre femme est là, Violette, la domestique. Celle que sa mère va mépriser par-dessus tout est la seule qui va investir le corps de cet enfant et le sujet qui s’y loge, « cet enfant larvaire qui hantait la maison ». Nous verrons quel est son rôle :
« Cataplasmes, gargarismes, badigeon, repos, oui, mais le meilleur des remèdes c’est de m’endormir dans l’odeur de Violette. Violette est ma maison. Elle sent la cire, les légumes, le feu de bois (…), le tabac et la pomme. Quand elle me prend sous son châle, j’entre dans ma maison »
« Mon corps est aussi le corps de Violette. L’odeur de Violette est comme ma deuxième peau. Mon corps est aussi le corps de papa. (…) Notre corps est aussi le corps des autres ».
Nous sommes en droit de nous demander comment comprendre « ces débuts calamiteux » : « la mort du père, la mère furibonde, le jeune corps abandonné dans l’armoire à glace, et ce gamin de treize ans qui écrit avec une componction d’académicien » ?
« Vois-tu, je suis né d’une agonie. Mon père était un de ces innombrables morts vivants rendus par la Grande guerre à la vie civile. (…) Ses dernières années furent le combat le plus héroïque de sa vie. Je suis né d’une tentative de résurrection. Ma mère avait entrepris de sauver son mari en me concevant. (...) . « Le lendemain de ma naissance mon père retombait en agonie. Ma mère ne nous pardonna pas cet échec, ni à lui ni à moi. (...) J’entends encore la litanie des reproches maternels. « Il s’écoutait trop, ne se secouait pas assez, se fichait de tout ». Ces insultes à un mourant furent la musique de mon enfance.
« Ma naissance n’ayant pas ressuscité son mari, ma mère me considéra d’emblée comme un objet inutile, un bon à rien, stricto sensu, et elle m’abandonna à lui.
Nous pouvons faire l’hypothèse ici que cet Autre maternel ne peut pas faire offre de son manque à être, un autre exemple du manque qui vient à manquer et qui laisse le sujet en plan, livré à son angoisse et à la compagnie de ce père évanescent.
« Or, j’ai adoré cet homme. Je ne savais pas qu’il mourait, bien sûr, je prenais sa langueur pour l’expression d’une grande douceur et je l’aimais pour cela, et comme je l’aimais, je l’imitais en tout, jusqu’à faire de moi un petit moribond idéal. Comme lui, je bougeais peu, je mangeais à peine, je réglais mes gestes à l’extrême lenteur des siens, je grandissais sans m’étoffer, bref, je m’appliquais à ne pas prendre corps (…). L’une de mes testicules refusait obstinément de se montrer, comme si j’avais pris la décision de ne vivre qu’à moitié. »
« Ma mère nous appelait ses fantômes, mon père et moi. « J’en ai par dessus la tête de ces deux fantômes ! », entendions-nous derrière les portes qu’elle claquait. (Elle passait son temps à fuir en restant sur place, d’où le souvenir de portes claquées). »
« Malgré sa faiblesse, il entreprit de m’instruire. »
« La mort de mon père m’a laissé doublement orphelin. Non seulement je l’avais perdu, mais avec lui toute trace de son existence. (…) Dès le lendemain de sa mort ma mère avait effacé tout ce qui pouvait lui rappeler l’existence de cet homme. (…) C’est pour le coup que je suis devenu son fantôme ! Privé du plus petit souvenir tangible de lui, j’errais dans la maison comme une ombre sans corps. Je mangeais de moins en moins, ne parlais plus du tout, et développais une peur panique des miroirs. Je me sentais si peu charnel que leurs reflets me paraissaient suspects.
« C’est alors que ma mère a entrepris de m’incarner une fois pour toutes en m’inscrivant aux louveteaux (…) fiasco total. Ce n’est pas le genre de milieu où l’on fait carrière quand on a commencé avec un seul testicule.
« Non, la personne qui m’a vraiment donné corps, jusqu’a faire de moi un garçon couillu, jouissant sans vergogne de ses aptitudes physiques, ce fut Violette, elle faisait chez nous le ménage, la lessive et la cuisine (…) Elle s’y cramponna envers et contre tout, parce qu’elle avait secrètement adopté l’enfant larvaire qui hantait cette maison. C’est sous son aile que j’ai poussé. (…) Violette se trouva être la seule institution apte à la débarrasser durablement de moi (…)».
Jusqu’ici le récit de l’enfant désincarné qui, peu à peu, va à se faire un corps, soutenu par l’amour de Violette, ici à la place d’un Autre maternel. Un Autre réel auquel le sujet peut s’identifier : à son manque réel qui fonde l’identification primordiale. Elle peut renouveler cette offre – inauguré par le père - d’un manque à être, signifier cet enfant comme un objet phallique, faire rentrer le signifiant de jouissance qui va ranimer ce corps. Il peut venir lui manquer, à Violette, il peut cerner dans cet Autre un point d’où se trouver aimable. Un corps symbolique fait à partir de l’identification aux insignes de l’Autre, un corps imaginaire fait à partir de l’identification au désir de l’Autre. C’est cette identification triple qui rend un corps consistant, increvable face à l’irruption d’un réel.
Quand la mère est présente, elle est le lieu de la Demande par excellence et aussi d’un appel possible. Elle ne transmet pas seulement un corps, elle transmet aussi une langue maternelle. Pour s’y retrouver, l’enfant devra se laisser orienter par la métaphore paternelle.
Avant la rencontre avec Violette, son corps « si peu charnel » est marqué par le reflet de la cadavérisation du père, et les paroles mortifères de la mère, un être qui ressemble à un rien, une pure transparence. Quand son père décède, il devient son fantôme, une ombre sans corps. Il est terrifié par son image qui est celle d’un mourant. Cette disparition lui fait retour dans le miroir, ça a un effet d’interprétation : il faut que je me fasse un corps !
Quelles vont être les solutions du sujet pour se faire un corps ?
Ecrire ce journal, par exemple, s’appliquer à muscler son corps, faire un sport de combat, plus tard ce sera intégrer la résistance, connaître l’amour d’une femme et la jouissance sexuelle, trouver un métier. Autant de solutions pour se donner une consistance.
Qu’est-ce qui fait consister un corps ?
La seule consistance qui est donnée au corps est articulé au registre imaginaire, mais elle résulte d’un nouage à trois, voir quatre termes : le corps réel, le corps symbolique, le corps imaginaire et le quatrième terme qui maintient ce nouage réuni : le symptôme ou Nom du père, voire une suppléance.
L’adolescent du roman pense :
« Au départ je pensais que Dodo était idiot parce qu’il ne savait pas se moucher. Ce n’est pas vrai. Il a besoin qu’on lui montre. (…) C’est que l’homme doit tout apprendre de son corps, absolument tout (…). Au départ, l’homme ne sait rien. (…) On entend, mais il faut apprendre à écouter. On voit mais il faut apprendre à regarder. On mange, mais il faut apprendre à couper sa viande. On chie mais il faut apprendre à aller sur le pot. On pisse mais quand on ne se pisse plus sur les pieds, il faut apprendre à viser. Apprendre, c’est d’abord apprendre à maîtriser son corps ».
Cette dimension de non maîtrise suppose un effort permanent de la part d’un sujet pour apprivoiser ce corps, toujours prêt à foutre le camp. C’est par le travail de la pulsion que le sujet tente de faire taire l’étrangeté de son corps. Car « nous sommes jusqu’au bout l’enfant de notre corps, un enfant déconcerté ».