C’est Freud le premier qui a souligné l’importance du détail, des restes, des résidus des manifestations de l’inconscient dans la vie quotidienne, tels que le lapsus, les rêves, les actes manqués ; il en a fait la matière première, précieuse, d’un des ses textes princeps : Psychopathologie de la vie quotidienne.
De reste inutile destiné à l’oubli, ce matériel dit insignifiant retient au contraire tout l’intérêt de l’écoute d’un psychanalyste. Il apprend même à l’analysant à voir que ce reste n’est pas sans importance. Parfois, même ce reste, cette pièce détachée qui se laisse isoler comme une lettre, vient après coup réordonner la jouissance d’un sujet, l’économie libidinale selon Freud.
Freud nous a appris à reconnaître dans la dénégation d’un sujet ("Vous n’allez tout de même pas croire que ce personnage féminin qui apparaît dans le rêve que j’analyse soit ma mère !!"), dans l’importance accordée à un détail, tout le poids de son énonciation, qu’il ne voudrait surtout pas entendre : dans un premier temps, il ne faut surtout pas attirer l’attention sur ce détail que le sujet a refusé comme si de rien n’était, alors que c’est précisément le point qui condense la trame obscure de son discours.
Voici maintenant un exemple qui à propos de peinture nous rapproche du fabuleux artifice qu’est la métonymie. Mon fils, trois ans, accompagné de sa mamie, s’arrête un instant devant un tableau représentant une femme nue, bien en chair, comme Rubens les aimait ; sur son dos un manteau de fourrure qui l’enveloppe à moitié, laissant bien en évidence les seins et le ventre ; le bas du tableau, s’arrête en haut des cuisses laissant apparaître le pubis. Après avoir examiné avec une attention d’expert le tableau, il s’exclame très concentré : "Regarde, mamie, cette dame a oublié de mettre ses chaussettes…" Il prononce cela avec sérieux, du haut de ses trois ans, sans pour autant être conscient qu’il offre un mot d’esprit involontaire, qui en dit long sur son intérêt.
Ce mot d’enfant devient, à son insu, un mot d’esprit. Ce qui fait rire c’est le déplacement de son attention d’un tout sur une partie… manquante. Ce qui est important finalement, ce n’est pas ce qui est vu, mais ce qui manque à être vu, ce qui dissocie le regard de la vision.
C’est le recours à la métonymie, comme également pour la figure de la synecdoque, qui peut faire office, parfois, de métaphore. C’est le mécanisme de défense par excellence de l’inconscient pour échapper à la censure : se servir des restes pour mi-dire ce qui compte au nom du désir, par le déguisement du déplacement. La condensation, quant à elle, peut aussi se laisser recouvrir par cette catégorie.
Il s’agit finalement de déplacer l’accent de ce qui compte sur un détail qui lui y est associé. Cette logique de l’interprétation des rêves, celle du déchiffrement du rébus, Freud ne finit pas, à l’époque, de s’en étonner, remarquant l’incroyable plasticité de l’inconscient à travers ses manifestations.
Dans son séminaire de l’année 1989, le psychanalyste Jacques-Alain Miller s’attarde sur « les divins détails », expression qu’il prend de l’auteur de Lolita, Nabokov. Il y introduit un certain nombre de savoureux détails, sur lesquels on peut s’attarder.
Il nous rappelle que le détail n’a pas forcément une bonne réputation. On parle de « se perdre dans les détails » alors que l’on peut se perdre aussi souvent dans les visions d’ensemble.
« C’est le petit détail, très petit, qui rappelle l’ordre des choses. (…) Quand est-ce qu’on introduit ce petit détail ? Quand on dit, c’est un détail, il y a un petit détail, ça fait pléonasme. On dit, il n’y a plus qu’un petit détail, quand la valeur que prend ce détail est disproportionnée par rapport à sa dimension de détail qui est, évidemment, réduite ».
Dans la religion juive, les amoureux du Talmud font un culte du détail, ce qui a inspiré une pratique de la loi soucieuse du détail, de la régulation la plus minutieuse qui soit de la vie quotidienne. Ce culte du détail, c’est ce que la psychanalyse et le Talmud ont en commun, ne manque de nous rappeler J.-A. Miller dans ce même séminaire.
Ce qui fait dire que Freud invente la psychanalyse par les détails. Mais on pourrait croire que c’est son amour pour les détails qui lui fait inventer la psychanalyse.
Dans la Traumdeutung, L’analyse des rêves, on retrouve, dit-il, quelque chose du Talmud du rêve, comme dans la psychopathologie de la vie quotidienne, d’un Talmud du Witz.
En effet l’interprétation analytique tombe toujours sur le détail et non sur le tout. Puisqu’elle ne vise pas le tout, poursuit-il, on devrait plutôt appeler l'association libre, dissociation.
« Si l’attention est qualifiée de flottante, poursuit-il avec humour, c’est pour que le détail insignifiant remonte à la surface ».
Et ce détail qui se rend ainsi visible, ce détail qui a le plus souvent la forme d’une lettre, change la surface.
Détailler veut dire fractionner en morceaux. Ces divins détails font apparaître ce corps fragmenté, d’où les analystes ont extrait l’objet partiel. C’est sur quoi Lacan s’est appuyé pour introduire l’objet a : un appendice du corps mais sublimé car connecté à une absence. Et il nous rappelle une référence, dans le champ de la peinture, présentifiant cette absence : le tableau de Saint Jean Baptiste avec l’index levé vers un point du tableau, où il n’y a rien….car la croix en a disparu.
Autre référence dans la peinture évoquée par Lacan dans son séminaire « L’objet de la psychanalyse » (inédit), séances des 11, 18 et 24 mai 1966 : le tableau dit de Las Meninas, de Velázquez. Le portrait du couple royal devient par un clin d’œil formidable à travers un jeu des miroirs, celui de la jeune infante… Et plus encore, d’autres personnages rentrent en scène de manière extrêmement discrète, dont l’auteur lui-même, qui se laisse deviner par des détails. Presque un jeu de caléidoscope qui fait miroiter des passages secrets, qui n’en sont pas.
S. Freud dans l’article qu’il consacre à l’analyse du Moïse de Michel Ange, nous rappelle également l’extraordinaire habilité d’un nommé Morelli, capable de découvrir la légitimité d’une œuvre d’un peintre à partir non de la vision d’ensemble de son œuvre, mais de la traque des détails de celle-ci : la minutie du traitement des ongles, par exemple.
Freud rencontre cette méthode bien avant de se convertir à la psychanalyse, écoutons-le :
« Longtemps avant que j'aie pu entendre parler de psychanalyse, j'avais entendu dire qu'un connaisseur d'art, Ivan Lermolieff, dont les premiers essais furent publiés en langue allemande de 1874 à 1876, avait opéré une révolution dans les musées d'Europe, en révisant l'attribution de beaucoup de tableaux, en enseignant comment distinguer avec certitude les copies des originaux, et en reconstruisant, avec les œuvres ainsi libérées de leurs attributions primitives, de nouvelles individualités artistiques.
Il obtint ce résultat en faisant abstraction de l'effet d'ensemble et des grands traits d'un tableau et en relevant la signification caractéristique de détails secondaires, minutie telle que la conformation des ongles, des bouts d'oreilles, des auréoles et autres choses inobservées que le copiste néglige, mais néanmoins exécutées par chaque artiste d'une manière qui le caractérise. J'appris ensuite que sous ce pseudonyme russe se dissimulait un médecin italien du nom de Morelli. Il mourut en 1891, sénateur du Royaume d'Italie. Je crois sa méthode apparentée de très près à la technique médicale de la psychanalyse. Elle aussi a coutume de deviner par des traits dédaignés ou inobservés, par le rebus (« refus ») de l'observation, les choses secrètes ou cachées. »
Il poursuit plus loin : « En deux endroits de la statue du Moïse se rencontrent des détails n'ayant pas encore été remarqués, n'ayant pas même été correctement décrits, détails qui sont en rapport avec l'attitude de la main droite et la position des deux Tables. Cette main intervient d'une façon singulière, forcée, et qui exige une explication, entre les deux Tables et la barbe du héros irrité. »
C’est par la méthode de l’abduction que Freud met en exergue dans son analyse de la peinture, qu’il peut reconstituer le détail, absent à première vue, qui rend lisible la scène dont il est question. On se perd plus facilement pourtant dans la vision d’ensemble, car le repérage du détail exige une déduction qui n’est pas cartésienne, celle de l’abduction. Elle est plus en rapport avec l’intuition, la méthode du détective. Dans ce même texte, Freud s’interroge sur ce détail insignifiant qui devienne une trouvaille. « Peut-être, après tout, ces détails ne signifient-ils rien et nous cassons-nous la tête à propos de choses indifférentes à l'artiste ? Mais continuons à croire à la signification de ces détails. Une solution alors se présente qui lève toute difficulté et nous fait pressentir un sens nouveau. »
La référence à la Beatrice de Dante, que Lacan isole comme déchet exquis, dans ce regard que lui seul va isoler comme appendice du corps, comme objet a, comme fonction, nous ramène à nouveau vers l’amour.
Vaste domaine que l’amour, terrain des équivoques les plus sidérantes. Et pour cause. La complémentarité dans l’amour n’est qu’un mythe. Lacan le dit avec sa célèbre formule : il n’y a pas de rapport sexuel. N’empêche qu’il y a bien sûr des rapports, et que les inconscients des amoureux dialoguent entre eux, malgré eux. Ce sur quoi Freud a pu isoler les Liebesbedingung, les conditions amoureuses de l’élection d’objet. Il s’agit des petits détails, qui peuvent passer inaperçus. Ces liebesbedingung sont toujours articulés à l’élection de l’objet, qui est loin d’être hasardeuse. Ce qu’a démontré Lévi-Strauss, on ne se marie pas à n’importe qui, nos choix sont prédéterminés, que ce soit par des alliances familiales, ou pour des alliances inconscientes ignorées des sujets qui s’apparient.
Ce trait qui fascine et qui déclenche l’amour, qui peut être réduit à une brillance sur le nez (on se rappelle du fameux Glanz en allemand, ou Glaze en anglais, que développe Freud dans son article sur le fétichisme), peut aussi bien déclencher l’affect contraire. L’amour, donc, déclenché par ce divin détail, par ce déchet exquis, se garde bien de le masquer. Dans une vision cynique de l’amour, on peut dire que ce détail pour lequel les partenaires amoureux s’aiment, pourra les faire aussi, plus tard, se détester. Ce qui ne fait pas des relations moins solides dans le temps, quoique parfois orageuses.
Dans Fragments d’un discours amoureux, Roland Barthes donne la définition suivante de ce qu’il appelle « Altération : Production brève, dans le champ amoureux, d’une contre-image de l’objet aimé. Au gré d’incidents infimes ou de traits ténus, le sujet voit la bonne Image soudainement s’altérer ou se renverser ». Ce qu’il vient à décrire comme « un petit point du nez » qui portait une trace légère mais certaine de « corruption ».
« Sur la figure parfaite et comme embaumée de l’autre (tant elle me fascine), j’aperçois tout à coup un point de corruption. Ce point est menu : un geste, un mot, un objet, un vêtement, quelque chose d’insolite qui surgit d’une région que je n’avais jamais soupçonnée, et rattache brusquement l’objet aimé à un monde plat. L’autre serait-il vulgaire, lui dont j’encensais dévotement l’élégance et l’originalité ? Le voilà qui fait un geste par quoi se dévoile en lui une autre race. »
Finalement, ce que l’on retient d’une œuvre, d’un texte, d’un film, d’un dialogue ne sont que ces pièces qui ne servent à rien, qui se détachent de l’ensemble.
Le détail comme ce qui se détache, que l’on peut isoler d’un ensemble. L’opération qui peut s’accomplir dans ce reste est celle d’un passage : de ce qui compte pour des prunes à ce qui compte. Et aussi l’inverse : un détail peut être aussi à la place d’un autre, caché, comme un piège à regard qui est là pour distraire, pour accrocher le regard et le détourner, gentiment, de ce qui compte et qui voudrait se faire discret.
D’une œuvre, d’un tout on peut dire qu’on ne garde que les détails, les restes, les pièces détachés qui n’ont pas a priori pas de fonction mais qui restent, dans le meilleur des cas, en attente de s’accrocher à une autre pièce du puzzle pour faire sens.
Nous avons parcouru le détail en psychanalyse, le détail en peinture, pour finir avec le détail dans la vie amoureuse. Il y aussi les détails qui sont divins, et qui deviennent maléfiques, les détails qui tuent, les détails qu’on a tus. Ceux qu’on l’oublie prestement ou au contraire, que l'on préfère immortaliser.
Nous découvrons en partie, l’opacité qui cache l’amour, voir le rejet, pour les détails.